La question sous-entend le dogme idéologique et dogmatique selon lequel une société valorisant la compétition permettrait l’égalité dans les faits, alors même qu’elle s’en affranchit, et dans le meilleur des cas au profit de l’équité. Si les règles de droit nous rendent égaux, l’équité, elle, ne fait qu’apprécier ce qui est dû à chacun dans la conception d’une justice purement naturelle. Malgré l’égalité des chances la compétition de par ses résultats, induit ainsi l’idée d’une hiérarchie sociale juste, en justifiant dans la méritocratie la non-égalité des positions.
Ce constat fait, il nous appartient d’analyser les conditions qui le permettent.
Chacun dans sa vie profane, dès le plus jeune âge – au travers de classements scolaires ou autres – est invité à se singulariser de ses semblables. Cette dissociation de l’homme aux autres, et donc à lui-même n’est rendu possible que dans l’encouragement permanent à l’initiative individuelle. Il semblerait qu’il soit préférable d’être reconnu en héros plutôt que d’être noyé dans un collectif, en omettant toutefois que ce dernier pourrait, lui, se montrer plus héroïque encore.
Au sein des entreprises la division du travail apparaît comme la seule solution à l’augmentation de la productivité. Pour les salariés il ne s’agit plus de faire bien mais de faire toujours plus. Des objectifs annuels individualisés leur sont fixés. Ils s’accompagneront ou pas d’augmentations individuelles voire de promotions dites « au mérite » plongeant l’élu dans une forme de narcissisme de par sa nouvelle position dominante, le conduisant à toujours plus de discrétion : règle première pour faire partie du saint des saints. Peu importe donc les contradictions entre invitation à l’action et restriction des champs de celle-ci. Celui qui sera tenté par la conversion à la camaraderie ou de s’en faire l’apôtre sera écarté du jeu sans égard.
Dans un autre registre, le sport professionnel n’est pas épargné par la rationalisation de la performance. Il n’y a plus un ensemble de pratiques homogènes : Exception faite de quelques décathloniens, l’athlète complet n’existe plus. Chaque sport dispose sa fédération laquelle s’organise en activités spécifiques : route, piste, BMX, VTT pour le cyclisme par exemple. La différenciation s’opère également socialement : tandis que les classes populaires pratiqueront la natation, le football, les plus aisées s’adonneront au ski, à l’équitation. Le sportif professionnel indépendamment du sport pratiqué n’a pas d’autre but que de se distinguer dans la compétition sponsorisée, donc organisée dans le cadre d’une marchandisation généralisée. Il y sera aidé par ses aînés ou par ses pairs qui l’inviteront à rejoindre l’élite, à prendre « soin de lui » au travers d’un « suivi médical » pour ne pas lui avouer que le cercle des admis est celui des dopés.
Le récent vote de la commission exécutive du CIO recommandant l’exclusion de la lutte gréco-romaine du programme olympique parce que ne répondant plus aux exigences commerciales définies, et la multiplication des Autorisations d’Usage à fin Thérapeutiques dans le Rugby professionnalisé depuis 1995 seulement, en témoignent.
Peu de différences donc entre le sport professionnel et le monde du travail. Il n’est bien entendu pas ici question de l’émulation – dans la pratique d’un sport en amateur – laquelle permet des objectifs d’amélioration personnelle comme des moments de partage.
Au-delà du champ de l’entreprise et de celui du sport, il en existe de nombreux autres : politique, culturel, religieux, plus ou moins indépendants selon l’endroit du globe considéré. Dans chacun d’entre eux, l’ultime distinction est d’en devenir l’autorité de référence.
Pour Pierre Bourdieu la société est composée de champs, eux-mêmes composés d’agents, et la lutte entre agents est collective puisqu’il s’agit de faire progresser ou régresser un groupe d’agents, de ne pas reproduire l’inégalité. Un agent représente son groupe et ses habitus, lesquels ne sont pas nécessairement visibles : l’expérience montre qu’il a peu de chance qu’un fils d’ouvrier n’ayant jamais visité aucun musée, aille lui-même en faire la visite y compris lorsque leur entrée est gratuite.
Dans une société qui considère les classes la compétition est une lutte collective. Dans une société d’individus, elle n’est plus que l’alibi de leur pseudo-construction dans un rapport de domination et de soumission, car en effet dans la compétition il y a ceux qui édictent les règles et ceux qui les subissent.
L’accumulation du capital – par l’appropriation de tout ou partie de la richesse produite – permet ainsi à ceux qui font « autorité » de rester des référents. La compétition capitaliste se révèle être un outil de perpétuation d’un ordre pré-établi, inégalitaire.
Il est particulièrement difficile pour un agent nouvellement venu de se faire une place dans un champ. La compétition dans un environnement économique unique s’organise davantage autour d’une sélection des idées et n’apparaît clairement pas comme le moteur de l’innovation qu’on lui prétend être. Les référencements ou autres formes de classement sur internet en sont une illustration : ils renforcent les succès existants plus qu’ils n’invitent à le recherche de nouveaux produits.
Le discours néo-libéral repose sur la conception de l’homme compétiteur au rebours de l’homme solidaire : L’homme serait par nature égoïste et l’homme prédateur aurait fait ses preuves. Il rejoint en cela le discours créationniste qui justifie la nature égoïste de l’homme dans celle des gênes de ce dernier. Ils ne parlent par ailleurs pas de la richesse cognitive de l’homme comme lui permettant son émancipation mais d’une nature cognitive qui de par ses ressources permet à l’homme de s’émanciper. Il faut donc se garder de dérives anthropomorphistes nous éloignant à tort de l’absence d’intention : L’homme est égoïste ou solidaire de par les choix qu’il fait, la coopération – tout comme la compétition – est parfaitement darwinienne ; le contexte détermine la stratégie adoptée.
Mais en dépit des possibles intentions précédemment décrites, l’histoire même de notre évolution montre que depuis la bipédie de l’homme, ce dernier n’a cessé d’intensifier ses liens aux autres. C’est d’ailleurs grâce à son aptitude à communiquer qu’il doit sa survie aux environnements hostiles. Le cerveau humain preuve de son caractère social est le seul de toutes les espèces animales à continuer de croître après la naissance. La plupart des sociétés primitives étaient partageuses, aucune d’entre elles n’a pratiqué l’accumulation et n’a entrepris au-delà de ce qui leur était nécessaire.
Beaucoup plus proche de nous dans l’Espagne de 1936 les ouvriers après leur victoire occupèrent les usines. La collectivisation de l’industrie permise par un militantisme forgé sur l’altruisme et la solidarité rendît possible une économie plus efficace : compétition n’étant pas synonyme de compétitivité. En économie certains jeux expérimentaux comme ceux de l’ultimatum ou du bien commun font la démonstration que les hommes sont en fait bien plus enclin à la coopération qu’à la compétition.
L’individualisation permet de faire culpabiliser l’individu sur ses insuffisances à l’origine de ses échecs tandis qu’une vision collective permet de théoriser l’échec non pas pour un individu mais pour tous ceux de sa classe, et ainsi de ressentir une certaine injustice face à des règles du jeu faites pour favoriser un groupe plutôt qu’un autre.
Au-delà de la connaissance des règles du jeu il nous faut donc un éclairage sur les objectifs réellement fixés et sur leur hiérarchisation pour déterminer notre rapport aux autres.
Si en sport l’objectif est de toujours être le meilleur il faudra alors se concentrer sur les concurrents dits « favoris », mais si l’objectif est d’être d’un groupe améliorant sa performance collective, l’attention sera alors aussi portée sur les moins performants.
Liberté, Égalité, Fraternité sont les objectifs politiques et sociaux de la République telle que souhaitée par les Lumières. Une République bourgeoise ne saurait les atteindre. Dans ce triptyque chacun des trois termes ne peut s’opposer aux deux autres, ils sont indissociables.
En conclusion, pour les Frères de l’Atelier la question fait état de deux notions antinomiques. L’affrontement entre égaux ne fait qu’asseoir le culte de l’individualisme au détriment de la conscience collective.
L’émulation contrairement à la compétition permet, elle, la solidarité et peut même l’étayer en renforçant l’esprit de corps y compris dans le cadre de sélection de groupe, et l’homme dans son émancipation élargira sans fin ce groupe pour donner toujours plus de corps à cet état environnement ; ce dernier alors de plus en plus indifférencié n’étant pas exclusif de la diversité de chacun.
En considérant de surcroît qu’une personne n’est jamais tout à fait égale à elle-même une société de progrès humain ne se peut que dans la conciliation des deux aspirations égoïstes et altruistes. L’homme ne peut être lui-même que dans la mesure où il peut construire son identité propre grâce et avec les autres dans un environnement social paisible permettant l’émulation.
Cette organisation sociale nous la connaissons tous : elle régit la discipline de nos travaux.
En Loge nous sommes tous placés sous le signe de l’égalité la plus parfaite. Nous sommes parfois cooptés mais nous pouvons ne pas l’être. Initiés, le cabinet de réflexion nous invite dès l’épreuve de la terre à la loyauté plutôt qu’à la ruse ou au parjure.
En laissant nos métaux à la porte du Temple nous ne faisons pas abstraction des nos convictions mais abandonnons notre condition sociale aux parvis. Enfin nous y recevons tous le même salaire.
Sources
Débat en Loge
Bibliographie
« Haro sur la compétition » – Hugues Bersini préface Axel Kahn – Ed. PUF
« Sociologie de la compétition » – Pascal Duret – Ed. Armand Colin
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