A l’âge de 11 ans, je suis devenue « fille de paraplégique ». Pierre angulaire de mon parcours de vie, cette situation été la source de mes plus grandes peines comme celles de mes plus grandes joies. C’est aussi ce qui a défini mes valeurs, et mon attachement à l’humanisme et au respect de la dignité de tout un chacun. C’est la première raison, si tant est qu’il en faut une, pour laquelle j’ai voulu aborder ce sujet. Une autre raison est que, aujourd’hui, et ce, depuis plus de 3 ans, je suis co-responsable paramédicale d’un service de soins critiques, au sein duquel nous sommes trop régulièrement confrontés aux patients polytraumatisés, dont les séquelles peuvent devenir des handicaps définitifs.
Un Frère ayant traité récemment le sujet du handicap en France en établissant un état des lieux factuel, précis et exhaustif, il a donc fallu recentrer le sujet afin que les redites, même si nécessaire pour la contextualisation, soient les moins nombreuses possible. Je vais donc oser reprendre un même thème, sans po6ur autant sombrer dans un plagiat. Le 6handicap est un vaste sujet, qui s’étend de l’histoire de l’infirmité jusqu’à l’intégration et l’accessibilité des personnes handicapées au XXIème siècle.
Pour débuter cette réflexion, une question me trotte et me tourne dans la tête depuis bien longtemps et sur laquelle je vais orienter cette planche. Mais avant d’évoquer avec vous cette question, je me dois de vous rappeler la définition d’une personne handicapée, du handicap et de faire un bref rappel historique.
CONTEXTE ET DEFINITION
Faisons un rapide point sur les 400 dernières années. Avant de parler de handicap, on parlait d’infirmités. Sous Louis XIV puis Louis XV, c’est la période dit de « l’enfermement » comme dans d’autres pays en Europe. A Paris, Bicêtre et la Salpêtrière, deviennent des lieux où l’on enferme, les infirmes, les mendiants, les vagabonds, les femmes dites « de petites mœurs », ainsi que des enfants.
De 1656 à 1791, soit 135 années, on estime à plus de 400 000 individus qui ont transité, sur le seul site de la Salpêtrière. La raison de ces enfermements est initialement pour réguler la mendicité, l’insécurité et l’hygiène dans la ville, qui, frappée par une crise économique a vu augmenter son nombre de pauvres.
L’infirme demandant l’aumône et la charité, devient une personne que l’on ne veut plus voir dans les rues, car cela gêne la bourgeoisie. De plus, celui qui effectue ses pèlerinages à la recherche d’un miracle divin pour guérir de son infirmité est accusé de colporter avec lui fléaux et maladies.
L’infirme dérange
Au XVII et au XVIII ème siècles, les premières écoles pour les enfants sourds et malvoyants voient le jour, pourtant ces infirmités souvent considérées comme issues d’un pêché condamnent ces enfants à être encore enfermés ou cachés des regards.
Au XVIIIème siècle la psychiatrie voit le jour à la Salpêtrière, et l’enferment des personnes dites « folles » laisse peu à peu place à des traitements et des suivis médicaux par Charcot, Babinski et Pinel pour les adultes comme pour les enfants.
Au XXème siècle les guerres, notamment la première guerre mondiale engendre un nombre considérable de blessés et de grands invalides de guerre. En cause : l’amélioration des armes de guerres. C’est à cette époque que sont créés les centres de rééducation, et les réinsertions professionnelles de ces mutilés de guerre qui accueillent également les grands invalides civils depuis lors.
Le mot handicap, d’où vient-il ?
Le mot handicap vient d’une expression anglaise du XVIème siècle « Hand in cap » faisant référence à un jeu d’échange d’objet. Afin que ce troc soit équitable, un médiateur évaluait la valeur des objets et pouvait demander qu’une somme d’argent soit rajoutée pour que l’équité de l’échange soit respectée. Au XIXème Siècle, en France, le mot “handicap” désigne une entrave, ce qui désavantage, gêne, rend inférieur.
C’est après 1906 que les médecins commencent à employer le terme “handicap” au sens “d’être désavantagé par rapport à’’ une norme préétablie. Auparavant, l’univers médical utilisait le mot “infirme” (parce que les personnes restaient à l’infirmerie !)
Même si ce terme est un anglicisme, il n’est pas le mot utilisé en anglais, il s’agit plutôt de disability.
Pour définir la personne handicapée, j’ai choisi la définition de la convention des nations unies qui l’explique ainsi : Par personnes handicapées on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres.
Dans ces deux définitions, deux mots apparaissent comme importants : équité et égalité. Ces deux termes à la racine latine identique (aequus) n’ont pas la même définition. (Aristote) La notion d’équité appelle celles d’impartialité et de justice, et se rapproche de celle d’égalité des chances (relevant plutôt du domaine de l’éthique) tandis que la notion d’égalité se rapproche de l’égalité de traitement (relevant plutôt du domaine de la morale), bien que ces notions soient proches.
Dans la société humaine, l’équité permet une discrimination positive adaptant les conséquences de la Loi (souvent générale) aux circonstances et à la singularité des situations et des personnes.
On peut ainsi résumer grossièrement l’équité comme l’application du bon sens, et l’égalité comme le respect de la loi.
Ainsi dans l’intégration des personnes handicapés dans notre société moderne, nous recherchons l’égalité et l’équité. L’égalité par la législation, dernière loi en date, celle de 2005, et l’équité par l’accessibilité. L’accessibilité étant elle-même règlementé de façon générale, mais non précisément pour chaque forme de handicap, il faut donc œuvrer de bon sens, et de créativité pour pouvoir répondre à l’obligation de rendre accessible par exemple l’ensemble des lieux publics aux personnes handicapées.
LE VALIDISME
A présent, je vais partager avec vous la question qui fait les cent pas dans ma tête :
Qui est réellement handicapée ? Celui qui doit s’adapter à un monde validiste, ou le « valide » qui ne s’adapte pas aux handicaps ?
Lorsque j’écris le mot validiste, mon correcteur orthographique le souligne comme incorrect, en rouge. Alors pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un mot assez récent qui fait référence au concept de validisme.
Le validisme se définit comme suit : Système faisant des personnes valides la norme sociale.
Après un clic droit, et un autre sur « ajouter au dictionnaire », voilà que le soulignement rouge disparait de mon document. Un problème de résolu. Pour autant, cela ne répond pas à ma question.
Alors d’où vient ce concept ?
Ce concept est issu des mouvements féministes de cette dernière décennie, du côté militant, le validisme est considéré comme une oppression systémique au même titre que le sexisme ou le racisme. Ce sont les femmes handies qui ont dénoncées cette situation.
Toutefois ce concept ne date pas d’hier. En effet, dans les années 70-80 le concept d’Ableism a émergé dans le monde anglo-saxon. Ce concept se traduit en français dans des termes comme validisme, capacitisme, handicapisme. Ce sont les disability studies, des études portant sur le handicap dans ses dimensions sociales, culturelles et politiques, qui vont créer ce courant académique.
Cette pensée crée une rupture entre les sciences de la réadaptation qui médicalisent le handicap et postulent que c’est à l’individu de « se réparer », et les disability studies qui concentrent leurs recherches sur les barrières socio-culturelles qui limitent l’inclusion des individus, c’est à dire les « faiseurs de handicap ».
La société se construit autour de normes, le monde du travail et l’éducation, doivent répondre à ces normes. Cependant, quand ces normes ne sont pas celles des handicaps, il faut pouvoir les rendre accessibles afin de maintenir une sociabilisation et des conditions de vie acceptables.
La loi votée en France en 2005 apporte une définition de l’accessibilité :
« L’accessibilité permet l’autonomie et la participation des personnes ayant un handicap, en réduisant, voire supprimant, les discordances entre les capacités, les besoins et les souhaits d’une part, et les différentes composantes physiques, organisationnelles et culturelles de leur environnement d’autre part. L’accessibilité requiert la mise en œuvre des éléments complémentaires, nécessaires à toute personne en incapacité permanente ou temporaire pour se déplacer et accéder librement et en sécurité au cadre de vie ainsi qu’à tous les lieux, services, produits et activités. La société, en s’inscrivant dans cette démarche d’accessibilité, fait progresser également la qualité de vie de tous ses membres »
17 ans plus tard cette définition, est toujours aussi complète, et juste, cependant elle en est restée au stade de l’utopie.
Rendre accessible, a un coût, financier d’une part, et un cout humain d’autre part.
Le coût financier pour adapter son domicile, la bureautique, un véhicule, l’achat de fauteuil, d’un chien, ou voyager, demandent des sacrifices car tout n’est pas pris en charge. Ce surcout lié au handicap peut être source d’une grande précarité pour certaines familles. Les premières conséquences peuvent être un isolement mais aussi une dégradation de l’état de santé, aussi bien physique que mental.
Dans le domaine public rendre accessible des lieux à l’architecture complexe ou ancien, n’est pas forcément toujours évident, et souvent cela engendre des travaux couteux pour la société.
Actuellement au sein de l’unité dans laquelle je travaille, nous n’avons pas de WC accessibles aux personnes à mobilité réduite. Le bâtiment date des années 70, et cela n’a pas été conçu à l’époque, et aujourd’hui la mise aux normes n’est pas possible tant sur le plan structurel que sur le coût financier que cela représente.
Cependant, dans les constructions nouvelles ou les réhabilitations, cela ne devrait pas être plus coûteux d’anticiper les normes d’accessibilité via des ascenseurs parlants, ou des portes plus larges, ou encore un marquage relief au sol. Il suffit juste d’y penser, et de bien le concevoir. Pourtant la loi qui devait porter à 100% l’accessibilité des logements neufs a été révisée à 10%.
Et c’est là que le facteur humain intervient. Car intégrer les handicaps comme une norme sociale demande une sensibilisation de la population. Or, lorsque la scolarité est difficile d’accès dès le plus jeune âge, lorsque le monde du travail ne respecte pas les lois et les embauches de personnes en situation de handicap. On maintient une invisibilisation de ces personnes. On ne confronte pas ou peu les individus handicapés et ceux qui ne le sont pas.
Par ces ignorances des besoins et une méconnaissance du handicap, la société développe une forme de discrimination à l’égard des personnes handicapées.
Le validisme met, par exemple, en évidence la fausse bienveillance des valides à l’égard des personnes en situation de handicap. En effet, pousser un fauteuil sans demander à la personne si elle a besoin d’aide, caresser un chien guide d’aveugle, infantiliser les personnes handicapées en décidant pour elles ce qui est bon ou pas, sont autant de micro-agressions du quotidien qui tendent à dégrader les conditions de vie de ces personnes.
Il n’est pas rare d’entendre :
Je ne sais pas comment tu fais, moi je ne pourrai pas, je me serai foutu en l’air
Ou alors
Quand je vois comment tu galères, je me dis que j’ai de la chance d’être valide
Sans oublier les questions indiscrètes que nous n’oserions jamais demander à un valide :
Et sexuellement, du coup, tu fais comment ?
Ou
Ta femme, elle est handicapée aussi? ah non, et ça ne la dérange pas que tu le sois ?
Ces phrases discriminantes, sont les mêmes que l’on les retrouve dans l’homophobie, le sexisme, le racisme et toute forme de discriminations.
Le langage lui-même s’appuie sur les représentations sociales négatives, et le handicap souffre d’une image dé-gradée :
in-capacité, in-valide, im-potent, diminué, fragilisé, voilà autant de qualificatifs qui participent à la construction d’une vision dite « inférieure » de la personne handicapée vis-à-vis de la norme des valides. Les insultes elles-mêmes portent préjudice aux handicaps : espèce d’autiste, débile, cinglé, fou, il ou elle n’est pas normal.e… et tant d’autres.
Et à l’inverse, dans la culture populaire, à travers le sport et les exploits individuels, le cinéma, ou même la musique, le handicap est régulièrement porté sous une forme d’héroïsation. Il n’est pas rare que les témoignages portent sur la façon dont ils ont surmontés ou franchis des obstacles ou des épreuves, comment ils se dépassent chaque jour. C’est le dépassement de soi à outrance et cette image véhiculée peut donner un sentiment d’échec pour ceux qui ne peuvent pas réussir à être plus que ce que l’on attend d’eux.
Aussi, on associe souvent le mot courage au handicap, comme s’il s’agissait d’un combat, alors qu’il s’agit d’apprendre à vivre avec son handicap. Le courage est mis en avant, mais cela ne relève pas d’un choix, il ne s’agit pas d’un mode de vie que l’on choisit ou pas de mener. Cette notion de courage, est comme une réponse, ou une attente exprimée par le valide à l’égard de la personne porteuse d’un handicap.
Pour illustrer ce propos, je partage avec vous une anecdote. Nous sommes en avril 1998, et mon père vient d’entrer au centre de rééducation après quelques mois de réanimation. Après de longs espoirs et de longues discussions, le verdict tombe, paraplégie définitive. Nous rentrons alors dans un monde qui nous est inconnu et pour lequel les questionnements sont nombreux.
Dans les premiers jours qui ont suivi cette annonce, une infirmière s’est adressée à ma mère et moi : « Vous avez de la chance, il va garder l’usage de ses bras il va pouvoir conduire et faire plein de chose ».
Je dois vous l’avouer, avec maman, ce jour-là, nous n’avons pas bien saisi où était la chance dans cette situation, sans compter que mon père n’était pas un très bon conducteur et que sa conduite n’allait pas nous manquer.
Durant toute la période de la rééducation, on nous explique à de nombreuses reprises, que mon père va pouvoir, voyager, prendre l’avion, faire du parachute même… Mais bon, voilà, mon père, lui il n’était pas un amateur de sensations fortes ni de voyages, il avait un côté plutôt rustique et son plaisir c’était le bricolage. Ainsi nous sommes restés avec nos espoirs modestes où maintenir l’autonomie partielle de mon père serait notre fil rouge. Il faut espérer que les choses aient évoluées depuis 24 ans…
Depuis 400 ans, l’histoire de l’infirmité, et aujourd’hui du handicap ont beaucoup évoluées. Diverses lois ont permis de faire évoluer les conditions de vie et font peu à peu changer le regard que l’on peut leur porter.
Néanmoins perdure toujours une discrimination auprès des personnes handicapées, que ce soit à l’embauche, 22% de leur population active est au chômage. Du côté de la sociabilisation l’accessibilité restreinte aux lieux publics et aux transports, ne permets pas un accès libre à la culture et à la vie en société. Escaliers, affichages, sous-titres ou audio-description, citoyens non sensibilisés aux handicaps, provoque aussi des difficultés de communication. Comment comprendre l’autre quand on ne le connait pas ?
La scolarisation limitée pour les enfants en situation de handicap avec peu ou pas de moyens adaptés aux déficiences sensorielles et aux handicaps mentaux ne les préparent pas au mieux à la vie active ni à leur visibilité en tant que citoyen.
En clair, beaucoup de chemin reste à parcourir et c’est là qu’aujourd’hui le concept de validisme devrait nous interroger.
Le validisme dénonce une société qui donne la sensation que nous n’avons rien à apprendre des personnes handicapées. Pourtant, nous pourrions tellement changer notre perception de la vie et nos interactions avec les autres si nous portions attention aux capacités des personnes handicapées au lieu de nous concentrer sur ce qu’elles ne sont pas capables de faire.
Par exemple, rendre accessible les lieux aux personnes à mobilité réduites, c’est rendre accessible les lieux aux poussettes, et c’est faciliter la vie des familles, ou celle des personnes âgées. En 2020, seul 3% des stations de métro sont accessibles, n’avons-nous jamais réfléchi à deux fois avant de savoir si nous allions prendre le métro avec telle valise ou tel colis encombrant ?
En 2019 une étude publiée dans le Journal of Neurosciences, a montré que la cécité entraine une plasticité dans le cortex auditif. Cela signifie quoi ? Que le cerveau s’adapte et compense le défaut de vision par une ouïe plus affutée, capable de reconnaitre les objets en mouvements.
La langue des signes, quant à elle, peut permettre la communication avec des enfants de 0 à 3 ans avant que la communication verbale ne se développe.
Ces quelques exemples, illustrent les capacités que nous pourrions étendre pour améliorer le vivre ensemble, et que d’autres normes sont possibles. Des entreprises comme carrefour s’engagent dans ces changements, ainsi aujourd’hui ces centres commerciaux dédient des créneaux spécifiques (1h/sem), sans musique, avec une lumière restreinte et sans appareils bruyants qui fonctionnent, et ce, afin de respecter les besoins des personnes atteinte d’autisme.
A travers ce travail, je n’ai pas pu répondre à la question qui était de savoir qui était réellement handicapé dans notre société. Toutefois, j’espère avoir pu apporter des sources de réflexion quant à notre façon de voir, de vivre et d’envisager le vivre ensemble ; Une réponse est claire, le handicap ne devrait plus être vécue comme une discrimination.
Il appartient à chacun de porter ses attentions, de s’interroger soi-même sur ses comportements, et d’interroger l’autre. De quoi la personne a besoin ? Que souhaite-t-elle ? Et de ne pas décider à la place de. Respecter l’autre dans son intégrité et sa dignité.
CONCLUSION
En France, aujourd’hui, 1 personne sur 5 est porteuse d’un handicap. Comment changer le regard des autres ? Comment vivre ensemble sans discriminer l’autre ?
C’est aussi le rôle de la Franc-maçonnerie que d’agir et de réfléchir, en loge, ensemble à notre façon de changer notre regard.
La déclaration d’Anderson, précise dans son article 1er : « La Franc Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la Vérité, l’étude de la morale, et la pratique de la solidarité ; elle travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’Humanité »
Par la pratique de la solidarité, nous devons participer à la réflexion de ces nouvelles normes, pour qu’enfin soit atteinte l’égalité citoyenne entre tous et l’équité de nos conditions de vie.
Nous voyons que la prise de conscience collective est en marche, dans les entreprises privées comme dans les initiatives citoyennes. Cependant l’État aujourd’hui ne respecte pas ses obligations et plusieurs collectifs se mobilisent afin de porter au niveau européen ces manquements et espérer une réponse favorable pour inciter l’État français à respecter les droits de l’ensemble de ses citoyens.
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