La fin du XXème siècle a vu fleuri des expressions telles que « le village globale », qui repeignaient la mondialisation en un phénomène hautement chaleureux, tout en faisant miroiter un monde sans frontières.
Les centaines de milliers de travailleurs ayant perdu leur emploi suite à des délocalisations pourraient allègrement témoigner à la fois de la réalité du phénomène de mondialisation, et de son absence totale de chaleur humaine. Les migrants ayant eu à s’entasser par centaines dans les cales fermées à clef de poubelles dérivant entre Tripoli et Lampedouza pourraient quant à eux témoigner de la persistance des frontières dans ce monde soit disant globalisé.
L’idée d’un monde renonçant à ses frontières en parallèle du développement de la mondialisation ne résiste d’ailleurs pas non plus à l’analyse de l’histoire contemporaine : pas moins de 27 000km de frontières nouvelles ont été créés depuis la chute du mur de Berlin. Ce phénomène s’explique notamment par le démantèlement des pays du bloc de l’est, et plus particulièrement par la scission de plusieurs états multinationaux (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, …), mais pas uniquement. Des conflits frontaliers persistent dans le monde, notamment en Afrique. Ailleurs, les volontés d’affirmation identitaires se multiplient poussant à la création de lignes de démarcation soit nouvelles, soit renforcées.
Cet exposé, dont le thème m’est venu suite à la multiplication des drames en méditerranée, tout particulièrement au mois de mars de cette année, s’interrogera sur l’évolution du sens de la frontière tant dans le temps, sur les phénomènes à l’œuvre dans la définition des frontières et sur les mécanismes actuellement à l’œuvre sur ce terrain géopolitique.
Evolutions historiques du concept de frontières
Si le mot « frontière » apparaît en français au XIIIe siècle, il était alors un adjectif dérivé de « front ». Pour la « zone-frontière » on utilisait le mot « fins » (ou « confins »), la ligne était la « borne » ou la « limitacion ».
Ce n’est qu’au XVIe siècle, que le mot « frontière » prend son sens actuel de démarcation entre deux territoires, bien que le concept reste à ce stade plus proche de celui des confins, dans la mesure où la démarcation reste indéfinie.
Ce sont les traités de Westphalie signés en 1648 qui firent émerger le concept de frontière auquel l’on se réfère le plus couramment. Ceux-ci mettaient fin à deux épisodes particulièrement sanglants de l’histoire Européenne : la guerre de Trente Ans et la Guerre de Quatre-vingt Ans, qui firent entre 4 et 7 millions de morts, affectant notablement la démographie du continent. Cherchant à se prémunir contre la résurgence de conflits aussi meurtriers, les belligérants s’attachèrent à négocier non seulement la fin des guerres en cours, mais également à instaurer des modes de relations inter puissances plus pacifiés. Les négociations s’étalèrent sur une période de quatre ans et conduisirent à ce qui fut a posteriori appelé le « système westphalien ». Instaurant les principes fondateurs de l’état nation comme fondateur du droit international, il définit une nouvelle conception de la souveraineté et remplaça la loi du plus fort. Les principaux principes introduits à cette occasion sont :
- équilibre des puissances (tout État, indépendamment de sa taille, sa population, … a la même importance sur la scène internationale)
- l’inviolabilité de la souveraineté nationale
- non-ingérence dans les affaires d’autrui.
La frontière territoriale s’intègre dans ce tableau et y acquiert sa conception actuelle en devenant la ligne définie, marquant la séparation entre deux territoires relevant de juridictions différentes.
Progressivement, les progrès de la cartographie permettent aux dirigeants de mieux prendre conscience de leur territoire et de mieux le contrôler. Avec la Révolution française l’idée prend une intensité nouvelle : les révolutionnaires veulent donner à la France un territoire unifié et précisément délimité, et supprimer toutes les enclaves et exclaves qui compliquent le dessin du territoire national. Le territoire national doit être linéaire et les frontières intérieures abolies.
L’idée de créer des limites précises, permettant de clarifier les situations juridiques s’impose progressivement dans les régions sous contrôle européen. Toutefois, dans les faits, la définition exacte de toutes les frontières nationales ne se fait que sur le temps long : de nombreux États n’avaient toujours pas déterminé avec précision les limites de leur territoire à la fin du XXe siècle.
Pour compléter sa conceptualisation actuelle, la frontière est un objet juridique. D’un point de vue théorique, elle est la configuration institutionnalisée de la partie d’espace où l’État exerce son autorité souveraine territoriale, son contrôle effectif et coercitif. Elle distingue des pouvoirs étatiques aux niveaux géographiques et politiques (limite territoriale).
Dans la pratique, elle est constituée en droit par plusieurs éléments cumulatifs et complémentaires. Les frontières sont des intentions politiques, traduites en dispositions juridiques, cartographiées sous la forme linéaire continue ou discontinue, produites d’un processus technique de détermination, inscrites matériellement et/ou projetées virtuellement dans le milieu naturel, aux fonctions juridiques de différenciation territoriale et étatique et dont les modalités d’application peuvent prendre des formes particulières de contrôle et d’assujettissement.
Depuis 1982, et la convention des Nations Unies sur le droit de la Mer dite de Montego Bay, les frontières ont par ailleurs étendu leur définition à l’espace maritime : elles y sont définies selon des règles uniformes qui s’appliquent en droit à tous les États. Elles sont directement corrélées à la possession des territoires terrestres, îles et littoraux. Elles ont comme caractéristiques de n’être pas abornées, mais simplement définies de façon théorique.
On reconnaît ainsi aux États un droit de pleine souveraineté sur les eaux territoriales qui s’étendent sur douze milles marins à partir de la laisse de basse mer. Cette zone est considérée comme partie intégrante du territoire national. Les navires étrangers y ont cependant un droit de passage innocent et de poser des câbles sous-marins.
Lorsque deux États sont séparés par un détroit inférieur à vingt-quatre milles, la frontière est la ligne équidistante de côtes.
En complément, l’État possède, jusqu’à deux cents milles de ses côtes, une zone économique exclusive (ZEE), dans lequel il a un droit de gestion des ressources. Dans certaines régions, ces règles ne peuvent être appliquées car la mer est trop étroite. C’est le cas, par exemple, en Méditerranée.
Au-delà des deux cents milles se trouve la haute mer, propriété collective de l’humanité.
L’espace aérien est lui aussi délimité par des frontières, qui sont la projection verticale des frontières terrestres.
Le droit de l’espace extra-atmosphérique est régi par le traité de l’espace (de 1967), qui, entre autres dispositions, prévoit une liberté d’accès des États à l’espace extra-atmosphérique, sans que l’un d’entre eux puisse se l’approprier. Néanmoins, la limite verticale entre l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique n’a jamais été définie par une convention internationale. Ce serait probablement 100 km, qui définit la limite de l’espace selon la Fédération aéronautique internationale.
Facteurs ayant conduit au tracé actuel des frontières
La pérennisation de rapports de force constatés à un instant donné
Comme nous l’avons vu, les frontières internationales sont un concept du droit international qui défend leur intangibilité; elles ne peuvent être modifiées que par un accord entre les États ou une décision de la justice internationale. Elles n’en sont pas moins, dans leur genèse et à titres divers, le produit de rapports de force. Elles sont en grande partie le produit de l’avancée des armées et des calculs stratégiques de la part des puissances politiques.
Au XIXe siècle, pour Friedrich Ratzel, considéré comme le précurseur de la géopolitique, les États les plus dynamiques s’étendent aux dépens des plus faibles. Des lois naturelles analogues à celle de la biologie décident du développement des États : « L’État subit les mêmes influences que toute vie. Les bases de l’extension des hommes sur la terre déterminent l’extension de leurs États. […] Les frontières ne sont pas à concevoir autrement que comme l’expression d’un mouvement organique et inorganique. »
En 1938, le géographe français Jacques Ancel, spécialiste des Balkans, s’oppose à ces théories de la « frontière juste et naturelle » , qui fixent des frontières de civilisations. Il définit les frontières comme une production humaine, reflets des groupements étatiques. Pour les étudier, il s’intéresse donc à ce qu’elles enserrent. Après avoir défini des typologies de frontières et nié au passage la capacité des « sociétés primitives » à en produire, il en vient à proposer de les considérer comme « un isobare politique qui fixe, pour un temps, l’équilibre entre deux pressions ; équilibre de masses, équilibre de forces ».
Le rôle des rapports de force est crucial dans la formation des frontières, mais il peut se manifester de diverses manières : il peut s’agir directement de la confrontation de deux puissances voisines, par exemple lorsque Napoléon annexe l’Italie du Nord. Il peut s’agir aussi du produit de calculs stratégiques plus complexes. Cela est particulièrement vrai dans les régions dominées par des puissances distantes. L’Afrique fut ainsi pour l’essentiel « partagée » entre États européens à la fin du XIXe siècle en fonction des rapports de force qui existaient en Europe. La situation est un peu différente dans les cas où deux États faisaient partie d’un même ensemble colonial, comme l’Empire colonial espagnol où les frontières ont été révisées après les indépendances.
La volonté des peuples
La majorité des frontières mondiales ont été tracées sans demander l’avis des populations locales. Cependant, à partir du système westphalien et de la Révolution française, naît l’idée de l’État-nation, selon laquelle les limites étatiques doivent correspondre au territoire d’un peuple. Dans les faits, c’est surtout depuis la Première Guerre mondiale que le droit à l’autodétermination est devenu un principe structurant du système politique mondial, du moins au point de vue théorique. Sous la pression américaine, la carte de l’Europe fut redessinée en 1918-1919 pour mieux prendre en compte le principe des nationalités. Dans certaines zones au statut indécis, un référendum auprès de la population locale est prévu par le traité de Versailles.
La dissolution de l’Empire austro-hongrois destinée à remplacer un empire multinational par des États-nations a donné naissance à des États multinationaux plus petits :
- la Yougoslavie était peuplée de Serbes, de Bosniaques, de Croates, de Slovènes et de Macédoniens sans compter des minorités albanaises, hongroises, roumaines et italiennes ;
- la Tchécoslovaquie (dont le nom lui-même indique la multinationalité) était peuplée de Tchèques, de Slovaques, de Ruthènes, de Hongrois, d’Allemands et de Polonais.
En effet, le principe de l’État-nation s’est parfois révélé difficile à mettre en œuvre sur le plan pratique. Dans certaines régions, il n’a pas été possible de créer des États-nations homogènes. Les signataires des traités de l’après-Première Guerre mondiale se sont trouvés confrontés aux raisons pour lesquelles ces populations n’avaient justement pas d’État-nation : les populations y étaient très diverses et imbriquées sur des territoires non viables économiquement par eux-mêmes.
Une autre stratégie a été adoptée pour atténuer les dissensions au sujet des frontières : non plus faire correspondre les frontières aux nationalités mais à la géographie et à la complémentarité économique, avec l’espoir de créer un sentiment national dans des entités étatiques aux contours a priori arbitraires. C’est un peu la stratégie adoptée par l’Organisation de l’unité africaine en déclarant intangibles les frontières héritées de la période coloniale (résolution de l’OUA adoptée en 1964 au Caire). Si un sentiment national semble s’être progressivement créé dans des pays africains, des tensions indépendantistes subsistent de par le monde chez des populations qui ne se reconnaissent pas dans l’État auquel elles sont rattachées.
Des facteurs géographiques
Les géographes ont aujourd’hui abandonné l’idée, très forte en France au XIXe siècle selon laquelle, les États avaient vocation à être délimités par des données physiques. À grande échelle cependant, on constate que beaucoup de frontières actuelles suivent les données de la géographie physique. Cela s’explique par plusieurs raisons :
- Les montagnes ou les fleuves offrent des possibilités défensives importantes et ont souvent été utilisés pour construire des fortifications.
- Des accidents géographiques particulièrement visibles permettent de légitimer l’existence de frontières, voire d’être lus comme des signes permettant de délimiter l’extension d’un État. C’est la “doctrine” des « frontières naturelles » exprimées le 13 janvier 1793 par Danton à la tribune de la Convention nationale. « Les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République. » Les discontinuités naturelles toutefois ne se superposent pas nécessairement avec les limites ethnographiques et culturelles (les Basques par exemple habitent de part et d’autre des Pyrénées) et la théorie des frontières naturelles a été très critiquée au XXe siècle, mais elle a eu une grande influence sur le tracé des frontières.
- Les données physiques ont en outre l’avantage d’être déterminées à l’avance, et donc de faciliter le travail de délimitation. On remarque en ce sens que les frontières d’Amérique du Sud, situées généralement dans des régions très peu peuplées, ont souvent un support hydrographique. Dans le même esprit, des lignes géométriques, souvent des méridiens ou des parallèles, ont été utilisées pour tracer des frontières. C’est le cas dans le Sahara ou dans le nord-ouest des États-Unis.
De nombreuses frontières cependant n’ont pas de justification physique évidente. C’est généralement un signe que ces frontières ont une longue histoire.
L’actualité de la problématique des frontières
J’essaye dans cette partie de rendre compte des problématiques qui me semblent porter actuellement sur les frontières, et qui pourraient amener à en adapter notre acceptation, à défaut d’en changer la définition. Nombre de ces aspects mériteraient d’être discutés plus avant dans leurs implications, mais mon propos, déjà long, se voudra ici avant tout descriptif.
Le manque de légitimité de certaines frontières
Certaines frontières, notamment celles issues de la décolonisation en Afrique ne parviennent pas à asseoir la légitimité de l’état qu’elles délimitent. C’est notamment le cas lorsque celles-ci ne reposent pas sur des réalités démographiques ou des réalités historiques.
Dans cette problématique, la frontière renvoie à ce qu’elle représente, et plus particulièrement à l’état nation et à la souveraineté sur un territoire, à la difficulté de faire naître la communauté de destin, et son ancrage vers le futur, qui fonde la nation. Dans ces cas là, la meilleure chose à faire est souvent de laisser faire le temps, de laisser l’histoire s’écrire. Une bonne frontière est une vieille frontière, qui s’est enracinée dans l’histoire, qui est acceptée des deux côtés de la frontière, qui n’est plus source de conflits et de guerre.
Comme en toute chose, avoir été ne suffit toutefois pas à garantir que l’on continuera à être. Ainsi, certaines frontières anciennes auxquelles on avait pris l’habitude de faire conscience ont tendance à resurgir quand les consensus qui les avaient fondé disparaissent. C’est le cas par exemple de la Belgique : au Ixième siècle, l’unité du pays était assurée sur des bases confessionnelles, par les racines Catholiques. Sur cette base, la Wallonie, partie alors la plus riche accepte la solidarité avec la Flandre. Mais avec l’affadissement de la religion, couplée à une inversion des tendances économiques, la pomme de discorde linguistique. De même les séparatismes sont à l’œuvre en Écosse vis à vis de l’Angleterre, en Catalogne vis à vis de l’Espagne, en Italie du Nord…
Kenchi Ohmae avait théorisé que la mondialisation engendrerait la transition de l’état nation vers l’état région. Si les forces centrifuges n’ont pour l’instant pas encore disloquées les états nations, qui restent la configuration la plus répandue, il faut tout de même constater que les régions riches sont parcourues de séparatisme, séparatismes qui sont accentués en période de crise économique.
De la contradiction entre la libéralisation de la circulation de l’ensemble des flux… à l’exception des flux humains
Cette contradiction était à l’origine de la Pl :. Son énoncé s’avère toutefois un peu trop simpliste pour être tout à fait exact.
Sur la circulation des flux de capitaux pour commencer. Si leur circulation a, à l’évidence, été facilité, encouragée, sur les dernières décennies, certains mécanismes restent à l’œuvre pour les encadrer. Nous pourrions discuter à l’envie de la pertinence, de l’efficacité, de la justesse (voir même de la justice), ou du besoin de renforcer/alléger ces mécanismes, mais je veux sur ce point plutôt faire un état des lieux que porter une appréciation.
Un premier frein à la libre circulation des capitaux est le renforcement de la notion de conformité (compliance) par les établissements bancaires. Ces mesures visent principalement au respect de certaines normes en matière de lutte contre le blanchiment, financement du terrorisme ou contournement d’embargos. Toutes ces mesures ne sont pas de même nature et le caractère unilatéral, peu efficace et injuste (car touchant plus particulièrement la population civile) des embargos a par exemple souvent été pointé du doigt. On peut mettre en parallèle des embargos (souvent décrétées par les seuls USA : Cuba, Iran, …) la pratique de mesures économiques ciblées contre un liste finie de personnes (gel des avoirs notamment) tels que pratiquées plus couramment par l’Union Européenne notamment. Si l’on a parfois pu penser que les mesures prises internationalement en la matière relevaient du seul affichage, le paiement par BNP Paribas d’une amande de 10 milliards de dollars l’an dernier suffit à montrer que le niveau de vigilance sur le sujet ne fait que s’élever.
Une autre pratique limitant la circulation des flux de capitaux est la mise en place par certains états d’une forme de patriotisme économique, aussi appelé protectionnisme. Honni par les tenants libéraux, celui-ci amène un état à refuser, sur la base de la définition et de la défense de ses intérêts stratégiques, l’arrivée de certains investissements, ceux-ci devant rester sous contrôle national. Ce fut par exemple le cas quand la Chine voulut investir dans l’industrie gazière Américaine. Cet investissement fut interdit par le gouvernement fédéral. La Chine elle-même met en pratique ces principes. A travers ceux-ci, il est affirmé que tout le monde ne peut pas investir partout et dans tous les secteurs au simple motif que les capitaux seraient disponibles.
De même pour ce qui concerne les flux humains, ceux-ci semblent devoir être distingués en au moins trois catégories :
- les travailleurs qualifiés, dont la circulation est très largement encouragée, pour ne pas dire recherchée. Elle peut viser à l’importation ou au développement de connaissances et technologies peu maîtrisées localement et jugés stratégiques pour le développement d’un état (cas des experts dans des secteurs pointus type nucléaire, recherche médicale, logistique, …). On ne parle alors souvent pas de migrants, mais d’expatriés, à qui le tapis rouge est régulièrement déroulé (avantages salariaux, logements de fonctions, facilités administratives, facilitation du reclassement des proches, environnement dédié pour les enfants, …). Un autre aspect de cette circulation peut être de combler un manque numérique local en recourant à une main d’œuvre très qualifiée, mais bien moins onéreuse. C’est le cas par exemple des personnels médicaux formés dans les pays de l’Est ou en Afrique et employés avec des salaires deux ou trois fois moindre que leurs homologues formés en France. Cette deuxième catégorie, au-delà de la discrimination qu’elle révèle pose en plus le problème du pillage local (la population des pays d’origine se retrouvant dépourvue d’une part conséquente de son personnel médical dans l’exemple précité).
- les demandeurs d’asile, dont la circulation est réglementée. Leur statut est défini par la convention de Genève, qui affirme le droit de tout individu persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, à trouver protection (asile) dans un autre pays. Lors de sa rédaction en 1951, celle-ci limite toutefois les éléments à l’origine des persécutions à la période antérieure à 1951, limitant quasi de fait l’application du droit d’asile aux seuls réfugiés Européens. La suppression de cette limitation à l’occasion de l’adoption du protocole de New York en 1967 (visant avant tout à conserver l’hégémonie de l’ONU sur la gestion des réfugiés au moment où l’Organisation de l’Unité Africaine se dotait de son propre traité sur le sujet) a conduit nombre d’états signataires à décréter la fermeture administrative de leurs frontières. De fait, au delà du principe, en Occident, les demandes d’asile suscitent de plus en plus fréquemment des décisions de rejet. Un renversement de tendance qui tend à rappeler ce qu’était le droit d’asile avant la convention de Genève : un privilège de l’accueillant, et non un droit du demandeur. Mesuré sur des distances plus courtes, typiquement en considérant les pays frontaliers des zones de guerre, le droit d’Asile reste une réalité. La Turquie a par exemple ainsi accueilli plus de 2 millions de réfugiés Syriens depuis 2011.
- et enfin, le flux de main d’œuvre non qualifiée, qui espère trouver dans le pays d’accueil un futur meilleur que le présent connu dans leur pays d’origine. A de rares exceptions près (émirats pétroliers principalement, et dans des conditions où la dignité humaine, et la santé sont largement mises en danger), ce flux est effectivement non désiré par les pays accueillants potentiels, qui font tout leur possible pour l’endiguer.
Dans ce dernier cadre, la réduction des barrières économiques a pu être utilisée par les libéraux comme moyen pour espérer limiter sur le long terme les flux migratoires. Ce fut par exemple le cas des États Unis qui signèrent créèrent l’espace de libre échange Nord Américain (ALENA) les liant au Canada et au Mexique en voulant susciter un développement économique au Mexique, qui limiterait les velléités de migration vers le Texas, le Nouveau Mexique ou la Californie.
Ce projet d‘une vingtaine d’années n’a évidemment pas réussi. S’il y a bien eu une forum de développement au Mexique, les salaires locaux, partant de plus loin, ont effectivement augmenté plus vite en pourcentage qu’aux USA, mais moins vite en valeur absolue… De facto, l’écart salarial entre un travailleur au sud et au nord de la frontière s’est donc creusé, marquant l’échec de la logique libérale… Ne révisant pas ses objectifs en matière de politique migratoire, les États Unis prirent d’une certaine façon acte de cet échec en murant intégralement leur frontière sud des États Unis (d’un millier de km…). Ils concrétisaient ainsi la libéralisation quasi totale des flux économiques et la restriction forte de la circulation humaine.
La mention d’un espace de libre échange comme l’ALENA nous amène presque naturellement à examiner le cas de l’Union Européenne et de l’espace Shengen. Nous pourrons commencer par en souligner les différences : la frontière USA / Mexique est continue et terrestre alors que celles de l’UE sont discontinues et présentent à la fois des dimensions terrestres et maritimes.
Rappelons que l’espace Shengen s’articule autour de deux dimensions : la liberté de circulation intérieure (avec donc une altération du rôle de contrôle sur les frontières intérieures à cet espace), et une frontière avec le reste du monde.
Cette définition fait porter sur les pays porteurs de frontières extérieures de lourdes responsabilité en terme de gestion de celles-ci : efficacité du contrôle, conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’attente de la réponse à leur demande, attribution de papiers permettant la libre circulation dans l’ensemble de l’espace, … Les flux humains affectent donc très lourdement les pays frontaliers, avec l’arrivée de migrants dont la destination finale souhaitée est quasi systématiquement un autre pays que celui par lequel ils sont entré dans l’espace Shengen.
Source de tension dans les négociations lors des élargissements de l’espace, ce fait devient parfois également un argument à rebours, de menace. Ainsi, le leader des Grecs Indépendants a-t-il utilisé la possibilité de régulariser l’ensemble des clandestins actuellement présents en Grèce (estimés à 1 million d personnes), les autorisant ainsi à affluer dans les autres pays de l’union, si les créanciers européens ne se montraient pas plus flexibles avec son pays.
On voit bien à travers cet exemple que les frontières extérieures de l’Europe sont envisagées sous un angle principalement défensif. Proposé initialement en 1985, l’espace Shengen porte sans surprise les stigmates de l’esprit de la guerre froide. La nécessité (ou tout au moins l’éventualité) de circulations de population au terme de processus révolutionnaires comme ceux issus des révolutions du monde arabes n’étaient à l’époque pas imaginables. Devenu aujourd’hui réalité, il ne sera pas réglé de façon défensive avec des murs et des forces de sécurité. Sa résolution nécessiterait des réflexions communes sur l’avenir et le vivre ensemble au niveau de l’Union Européenne. Les choix économiques (tant en matière interne, que de voisinage proche, puis plus éloigné) ne pourraient à cette occasion qu’être questionnés, tant les choix en matière de contrôle frontalier sont interdépendants de ces questions. Mais le dogmatisme avec lequel les conceptions néolibérales de concurrence libre et non faussé sont affirmées en dépit, pour ne pas dire contre, les européens et leurs volontés lorsqu’on les laisse l’exprimer, ne laisse que peu d’espoirs de voir un tel débat s’engager.
Les frontières confrontées aux évolutions technologiques : généralisation d’Internet et des media
Phénomène récente (milieu des années 90 pour le grand public), Internet est longtemps apparu comme un espace intégralement internationalisé, à la liberté totale, échappant à toute réglementation nationale. L’avènement des réseaux de téléchargement, ou dans une version bien plus extrême, d’un site comme SlikRoad (supermarché de la drogue des armes et de tout autre type de service, le tout payé en monnaies virtuelles non traçables) en sont les étendards. Monde supposément ouvert à l’infini, chacun est sensé pouvoir y converser librement avec n’importe quel autre internaute à l’autre bout du monde. Ce sont là les forums de discussions, ou les blogs qui se mirent à fleurir, bientôt complétés des réseaux sociaux qui servaient tout à la fois à diffuser ses meilleures recettes de cuisine, mais également à assurer la communication entre opposants de l’intérieur et de l’extérieur dans le cadre de processus révolutionnaires. Internet, et les media de façon plus générale, seraient-ils venus à bout des frontières ?
La relation entre les frontière et internet s’apparente plus à la lutte de l’épée contre le bouclier. Ce qu’un progrès technique permet, un autre peut l’enlever. La Chine a par exemple réussi à isoler efficacement son internet du reste du monde, moyennant d’énormes moyens (dépenses de sécurité intérieures supérieures aux dépenses militaires…), prouvant que la résolution n’est qu’un problème de moyens.
C’est ce qu’ont progressivement compris les autorités en développant des phénomènes de blocage de plus en plus sophistiqués (nationalement comme en Egypte ou en Turquie, localement comme envisagé sur les ZAD en France, …).
Après une période initiale effectivement marquée par l’absence de régulation, de ce phénomène mondial aux origines, ne serait-on pas en train d’assister à une territorialisation, chacun ayant s propre gouvernance, ses propres techniques (impliquant la police, la justice, …) ?
Nombre de juridictions nationales semblent en tout cas se pencher sur la gestion d’internet, notamment au travers de la question de la neutralité du net : un certain nombre de flux difficilement acceptables, y compris dans les démocraties (sites pédophiles par exemple), amènent à se poser la question du contrôle des flux, et à dépasser la seule question de l’hébergement des données sur le territoire national, mais également de la mise à disposition de ces données aux internautes localisés sur le territoire national.
Conclusion
La représentation classique d’une frontière sur une carte est une ligne discontinue, succession de traits plein et d’espaces. Si l’on a souvent coutume de dire que tout est symbole, l’on peut assurément dire que celui-ci fut en tout cas bien choisi tant il résume la problématique de la frontière.
D’un trait plein, elle vise à retenir, à l’intérieur ou à l’extérieur, à empêcher le passage.
D’un espace, elle permet le passage, faisant d’elle autre chose qu’un lieu de conflit.
La rencontre entre le trait plein et l’espace incarne quant à elle la sélectivité des deux objets précédents : à la fois les politique de contrôle exercées par les entités se trouvant de part et d’autre de la frontière, tout autant que les échanges entre elles.
Aussi, lorsque certains pensent émettre une critique virulente en comparant les frontières à des passoires ne réalisent-ils pas qu’ils leur rendent en fait un hommage appuyé en leur reconnaissant leur double utilité.
Alors que la mondialisation augmente les volumes de flux, de toute nature, transitant d’un état à l’autre, rien d’étonnant à voir l’objet politique qu’est la frontière conserver toute son acuité.
Bibliographie
Ceriscope, numéro spécial sur les forntières
Frontières, un débat contemporain (revue Conflits)
Peter
Merci. Très intéressant. Mais toujours en quête d’un article sur La fonction économique de la frontière en tant qu’institution.