Les Maçons au Moyen-âge.
Les registres des municipalités l’attestent, le Moyen-âge connut beaucoup de sociétés professionnelles. Marchands et artisans se réunissaient dans des confréries ou des corporations chargées de gérer les intérêts du métier : formation, embauche, attribution des chantiers…
Mais à cette époque le travail quotidien de chacun s’inscrit dans une vision du monde profondément imprégnée de sacré. Aussi ces organisations de métier ne se limitent pas à gérer les problèmes techniques mais prennent en charge tout un pan de la vie de leurs membres de la solidarité à la spiritualité.
Les Anciens Devoirs – les statuts des Maçons médiévaux – présentent, à coté de différentes dispositions réglementaires, une histoire mythique et édifiante du métier. Ainsi la Maçonnerie, fille de la Géométrie, a été fondée par Euclide en Egypte et diffusée en Europe par Pythagore ! En méditant ce récit des origines le maçon médiéval inscrit son labeur journalier dans le combat séculaire des forces de la Lumière contre les forces des Ténèbres.
Au XVII° siècle, en Ecosse, quelques loges vont accepter des membres étrangers au métier. Ces maçons acceptés sont à l’origine de la Franc-maçonnerie spéculative moderne. Cette entrée importante d’« acceptés » en quelques années laisse supposer un projet sous-jacent mais, en dépit de nombreuses hypothèses, on ignore lequel.
1717 : naissance de la Franc-maçonnerie spéculative
Les loges rassemblant des Maçons « acceptés » – et donc tout à fait étrangères aux problèmes du métier – vont se multiplier en Grande-Bretagne au XVIIème siècle. Peut-être constituaient-elles un refuge pour les hommes de bonne volonté dans une Angleterre déchirée par les guerres de religions et les querelles dynastiques.
En 1717 à Londres quatre loges – dont on ne sait si elles existaient depuis quelques jours ou de nombreuses années – se fédèrent et créent la Grande Loge de Londres et de Westminster.
Les animateurs de la nouvelle Grande loge, en dépit de leurs dénégations, semblent avoir constitué une organisation profondément nouvelle. On ne peut que remarquer les liens de beaucoup d’entre eux – au premier rang desquels le huguenot français Jean-Théophile Désaguliers – avec la Royal Society et les milieux Newtoniens. Les disciples de Newton prônaient la tolérance religieuse et l’étude de la nature.
Dès 1723 la nouvelle organisation publiera ses Constitutions et règlements dont la rédaction a été confiée au Pasteur, d’origine écossaise, James Anderson. Les Constitutions d’Anderson reprennent en partie les Anciens Devoirs mais elles apportent aussi des innovations capitales comme d’assurer aux Francs-Maçons la liberté de conscience.
L’article premier « concernant Dieu et la Religion » précise en effet : « quoique dans les temps anciens, les Maçons fussent obligés, dans chaque pays d’être de la religion du pays ou nation, quelle qu’elle fût, aujourd’hui il a été considéré plus commode de les astreindre seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux ou des hommes d’honneur et de probité ».
Tout au long du XVIIIème siècle les loges vont se multiplier en Grande Bretagne, elles se rangeront sous l’obédience des Grandes Loges d’Ecosse (fondée en 1736) ou d’Angleterre (celle de 1717). Celle-ci verra apparaître une rivale en 1751, une nouvelle Grande Loge dite, bien que plus récente, « des Anciens ».
1725 : Implantation de la Franc-maçonnerie en France
C’est autour de 1725 qu’apparaissent les premières loges en France. Elles s’implantent dans l’ambiance libérale et anglophile apparue sous la Régence et ne touchent d’abord que la haute aristocratie.
L’authenticité de la filiation rituelle est dès l’origine une préoccupation des Maçons. Avant que les Grandes Loges ne centralisent l’octroi de patentes aux nouveaux ateliers, ceux-ci les demandaient aux loges anciennes et bien établies qui se créaient ainsi tout un réseau de loges filles.
Avant 1738, les premiers Grands-Maîtres de la Franc-maçonnerie française sont – probablement comme la majorité des frères – des exilés britanniques résidant en France. En 1743, le Comte de Clermont est élu Grand-Maître, il le restera jusqu’à sa mort en 1771. Noble de haut rang, son rôle est d’être un protecteur, il n’intervient pas dans la gestion directe de l’Ordre et n’exerce qu’un parrainage distant relayé par des substituts.
1738 inaugure une longue série de bulles papales d’excommunication des Francs-Maçons. Le Pape reproche à l’Ordre sa tolérance religieuse, on ne met pas sur un même plan la vérité et l’erreur ! Cependant ces bulles ne seront jamais enregistrées par les parlements, étape obligée pour avoir force de loi, et les ecclésiastiques seront nombreux dans les loges.
Si le gouvernement du Cardinal Fleury cherche un temps, sans succès, à interdire la Franc-maçonnerie, c’est qu’il y voit un repaire de Jansénistes. Ceux-ci étaient considérés comme des opposants à la monarchie absolue et des partisans de la liberté de conscience. C’est aussi l’époque où les cérémonies et les secrets des Maçons sont révélés au public par des livres ou des gravures.
A partir de 1740 la Maçonnerie va se diffuser largement dans toute la France. Rares sont les petites villes qui ne compteront pas de loges. Elles sont un lieu de convivialité où – bien dans l’esprit du siècle – les frères célèbrent la vertu et l’égalité. Peu à peu – et probablement de manière inconsciente – s’y développe une sociabilité libérale et démocratique qui prépare insensiblement l’avènement des idées nouvelles.
Le Grand Orient de France.
De 1736 à 1755 les loges de France ne sont fédérées que par une allégeance peu contraignante au « Grand Maître des Loges du Royaume », protecteur prestigieux et lointain qui leur laisse une totale liberté. Entre 1755 et 1766, les Vénérables des loges de la capitale, réunis en une « Grande Loge des Maîtres de l’Orient de Paris dite de France », vont essayer d’établir leur autorité sur l’ensemble de la Maçonnerie française. Mais cette « Première Grande Loge de France » n’arrivera jamais à s’imposer. Elle sera déstabilisée de façon chronique par les querelles entre systèmes de hauts-grades rivaux qui essayent d’en prendre le contrôle et se met en sommeil en 1766.
1773 voit une nouvelle tentative pour doter la Maçonnerie française d’un centre commun et d’une autorité reconnue. Deux principes sont définis : l’élection des officiers et la représentation de toutes les loges. Sur cette base les représentants de toutes les loges – y compris et pour la première fois des loges de provinces – sont convoqués. Les travaux des 17 réunions plénières aboutissent à la formation du Grand Orient de France. Au nom du Grand Maître, le Duc de Chartres, et sous l’autorité réelle de l’Administrateur Général, le Duc de Montmorency-Luxembourg, le Grand Orient est géré par trois chambres où siègent les représentants élus des loges. Comme le précise une circulaire de 1788 : « le fonctionnement du Grand Orient est essentiellement démocratique ». Les neuf dixièmes des loges françaises se rallient à la nouvelle structure.
La création du Grand Orient marque le retour aux leviers de commande de la Maçonnerie française de la noblesse libérale et de la bourgeoisie éclairée. Celles-ci joueront naturellement un rôle de premier plan dans les événements de 1789. On retrouve des Maçons dans tous les débats, et dans tous les camps, de la Révolution Française. Ils sont cependant sur-représentés chez les Girondins. Au delà des itinéraires personnels, la sociabilité maçonnique et le fonctionnement des loges, basés sur la discussion et l’élection, ont certainement largement contribué – peut-être dans beaucoup de cas inconsciemment – à la diffusion des idées nouvelles. Dans les années qui précèdent la Révolution, des loges prestigieuses comme Les Neufs Sœurs, Les Amis Réunis ou La Candeur rassemblent des élites gagnées au « parti philosophique ».
La Maçonnerie des Bonaparte
Entre 1800 et 1815, la Maçonnerie fut à la fois favorisée et étroitement contrôlée. La bourgeoisie voyait en Napoléon un rempart contre le retour de l’Ancien Régime et les dérives de la Révolution. Les élites bourgeoises qui accèdent au pouvoir grâce à la Révolution et à l’Empire ont souvent maçonné sous l’Ancien Régime. Elles restent en général fidèles à l’Ordre. Sur les 25 maréchaux d’Empire 17 sont Francs-Maçons, dont Bernadotte, Brune, Kellerman, Lannes, Mac Donald, Masséna, Mortier, Murat, Ney, Oudinot. Le Grand Maître est Joseph Bonaparte, le frère de l’Empereur, et les loges sont effectivement gouvernées par Cambacérès.
Le Grand Orient connaît alors un grand développement dans les 139 départements que compta la France impériale à son apogée. La Maçonnerie est cependant un des rares endroits où les opposants – modérés – à l’Empire furent tolérés. Ainsi les « Idéologues », Cabanis, Destutt de Tracy, Garat, qui avaient essayé d’établir sous le Directoire une République « à l’américaine », purent continuer à maçonner. Par ailleurs, dans toute l’Europe napoléonienne, la Maçonnerie impériale fut l’outil de diffusion de la philosophie des Lumières, à laquelle étaient massivement restés fidèles les cadres de l’Empire. Les principes philosophiques et religieux de la Révolution restent à l’honneur… seules les questions politiques sont totalement proscrites ! Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie ou Murat, roi de Naples sont aussi Grands-Maîtres en leur royaume.
L’Empire a été une période faste pour les rites et les décors maçonniques. Le Rite Français reste largement majoritaire, le Rite Ecossais Ancien et Accepté s’implante et est promis à un bel avenir mais on pratique aussi les Rites Ecossais Philosophique, d’Heredom de Kilwinning, de Perfection ou des Ecossais Primitifs… Les tabliers deviennent somptueux et de prestigieux graveurs comme le frère Coquardon frappent de superbes jetons de présence de loge.
A la suite de l’expédition du Caire, la Maçonnerie verse dans une intense égyptomanie. Dans « La Franc-maçonnerie rendue à sa véritable origine », Alexandre Lenoir explique les sept grades du Rite Français à la lumière des mystères de Memphis, sanctuaire de l’« initiation éternelle » et en 1813 apparaît le Rite de Misraïm ou d’Egypte.
Le cheminement souterrain des idées républicaines
Comment l’institution politiquement conformiste qu’était la Maçonnerie sous le Premier Empire devient, en quelques décennies, l’une des principales caisses de résonance des idées nouvelles ? Sous la Restauration, les loges d’orientation explicitement progressiste et politique sont de rares exceptions. Mais les groupes d’opposition comme la Charbonnerie leur sont très liés. Par ailleurs, même la majorité des ateliers maçonniques, en professant et en mettant en œuvre une sociabilité libérale où étaient invoquées la vertu et la fraternité humaine ont rempli, probablement inconsciemment pour la plupart d’entre eux, le rôle de conservatoires des principes de 1789.
En 1830, de très nombreux maçons sont impliqués dans les Trois Glorieuses et le Parti du Mouvement, dont le F? Lafayette est la figure emblématique, apparaît largement maçonnisé. L’échec politique des libéraux de progrès à partir de 1834 accentuera le brassage des idées nouvelles dans les loges. En 1836 « Les Elus de Sully », à Brest, demande, sans succès, au Grand Orient de changer leur titre en « Les Disciples de Fourier » . A Paris, « La Clémente Amitié » organise des cours de Fouriérisme. L’intérêt pour les questions politiques et sociales n’est plus l’exception. 1848 verra l’émergence de la première génération de loges engagées. Le gouvernement de la Seconde République compte de nombreux maçons dont Flocon, Crémieux, Garnier-Pagès, Pagnerre, Carnot et Shoelcher qui fait aboutir son généreux combat pour l’abolition de l’esclavage.
L’échec des démocrates-socialistes à partir de 1849 porte un coup très dur à des dizaines de loges du Grand Orient. Le préfet conservateur de l’Yonne se plaint que la loge « Le Phénix » « initie… aux funestes doctrines du socialisme ». Le Vénérable de « L’Unanimité » est l’un des « meneurs du parti révolutionnaire ». L’engagement de nombreuses loges en faveur d’une République sociale mit en difficulté l’administration du Grand Orient lors du retour au pouvoir du parti conservateur. La Maçonnerie était en ligne de mire. La diplomatie du frère Perier, secrétaire de l’obédience, réussit à limiter la répression à la fermeture définitive de 5 ou 6 ateliers au plus, les plus engagés, et à la suspension provisoire de quelques dizaines de loges. Les « Démoc-Soc » quarante-huitards réfugiés à Londres constituent des loges d’opposants à Napoléon III.
Le Second Empire
Pour survivre à la proclamation de l’Empire Autoritaire et prévenir toute interdiction de la Maçonnerie après le Coup d’état du 2 décembre, le Grand Orient dut donner des gages. Il porta donc à sa présidence Lucien Murat, un proche de Napoléon III qui n’était pas des plus éclairés. Il tenta de constituer une maçonnerie « officielle » limitée à l’exercice du rituel, à la bienfaisance et à l’étude de la morale. On doit néanmoins mettre à son actif l’achat de l’ancien hôtel du Maréchal de Richelieu, qui est aujourd’hui encore le siège du Grand Orient de France. Cette tentative de reprise en main autoritaire du Grand Orient créa de multiples oppositions, au point que le Grand Maître Murat fut obligé de se retirer en 1861.
La liberté de conscience et la question des femmes
La consolidation de la IIIe République dans les années 1880 marque donc le retour de la Maçonnerie dans l’espace social où se fait l’Histoire.
Il va s’accompagner d’un profond renouvellement de l’institution. Le courant progressiste lancé en 1860 par Massol – le prophète de la «Morale indépendante» – prend le pouvoir au Grand Orient en 1880. A la même époque les loges bleues du Suprême Conseil s’émancipent pour finalement créer la Grande Loge de France. Les jeunes cadres de la nouvelle République, marqués par le positivisme, vont aussi vouloir réformer la Maçonnerie pour en faire un outil au service du progrès de l’humanité.
Ainsi – héritage croisé du déisme des Lumières et du spiritualisme de 1848 – la Constitution du Grand Orient précisait que la Franc-maçonnerie avait pour principes « l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ». Cette obligation de nature religieuse n’était plus respectée dans les faits à une époque où les élites intellectuelles étaient profondément marquées par l’agnosticisme philosophique d’Auguste Comte. En 1877, le Convent du Grand Orient de France abolit donc cette obligation. Ainsi est née la Maçonnerie libérale – ou adogmatique – qui, considérant que l’engagement maçonnique n’est pas d’essence religieuse, laisse à ses membres la liberté de croire ou de ne pas croire. Cette décision fait aujourd’hui encore l’originalité du Grand Orient en le mettant à l’avant-garde, selon les uns, ou hors la loi, selon les autres, de la Franc-maçonnerie universelle.
A partir du moment où la Maçonnerie se voulait le fer de lance de l’émancipation de l’Humanité, il était de plus en plus difficile d’exclure la moitié de celle-ci de l’initiation maçonnique. Tant à la Grande Loge qu’au Grand Orient, les débats sur l’entrée des femmes en Franc-maçonnerie vont se multiplier entre 1880 et 1920. Deux solutions apparaissent. En 1893 se crée une obédience accueillant hommes et femmes sur un pied d’égalité : l’«Ordre Maçonnique Mixte International Le Droit Humain». En 1901, la Grande Loge de France refonde les loges d’adoption ne réunissant que des sœurs. Ces loges d’adoption prendront leur indépendance et constitueront par la suite la Grande Loge Féminine de France. A côté du «Droit Humain» se sont formées d’autres obédiences mixtes comme la G.L.M.U. ou la G.L.M.F.
L’entre deux-guerre ou l’ère des interrogations
Les lendemains de la «Guerre de 14» sont une période de doutes et d’interrogations pour la conscience européenne. Le progrès, la science, la démocratie n’ont pas empêché l’horreur des tranchées qui a englouti sauvagement toute une partie de la jeunesse. Les maçons n’échappent pas à cette ambiance de remise en question. D’autant que si la République, fermement installée au prix de combats et de sacrifices, a apporté beaucoup – libertés publiques, enseignement, début de protection sociale – l’usure du pouvoir commence aussi à se faire sentir. Le «Cartel des Gauches» sera le dernier grand combat politique dans lequel les loges s’engageront directement.
De ces interrogations, la personnalité d’Arthur Groussier est emblématique. Issu de la politique militante – parlementaire socialiste, il est le créateur du Code du Travail – il invite les maçons à se pencher sur leur histoire et à revisiter leur patrimoine symbolique. Oswald Wirth et sa revue «Le Symbolisme», Edmond Gloton et «La Chaîne d’Union», témoignent du retour d’un intérêt pour les questions spécifiquement maçonniques. Dans cette perspective, le Grand Orient réveille le Régime Ecossais Rectifié. Toujours soucieuse de la place de l’homme dans la cité, la démarche maçonnique se veut cependant plus philosophique que directement politique. Ce recentrage s’accompagne d’une active politique internationale. Grâce à l’«Association Maçonnique Internationale », la maçonnerie française établit des relations d’amitié avec la plupart des grandes obédiences européennes.
Si l’antimaçonisme est contemporain de l’apparition des loges au XVIII e s. , il connaît une véritable flambée à partir de 1870. Rome et les prélats français voient dans la maçonnerie «La Synagogue de Satan» et – professant aussi un antisémitisme virulent – ils dénoncent le «complot judéo-maçonnique». De la Révolution Française à l’avènement de la III e République, les loges sont accusées d’avoir été le fer de lance de l’humanisme et du modernisme. Dès que l’extrême-droite prend le pouvoir – en Italie, en Allemagne et en France à l’occasion de l’occupation nazie – les loges sont interdites et les maçons pourchassés. Le régime collaborateur de Vichy édictera des lois antimaçonniques, pillera les temples ; de nombreux frères mourront en camps de concentration. La Franc-maçonnerie sera l’une des composantes importantes de la Résistance.