L’idée de vous présenter un sujet sur l’organisation du temps de travail m’est venue pour 2 raisons :
– d’abord de la planche sur le Burn-Out présentée par un frère il y a quelques semaines lors d’une tenue où je n’étais malheureusement pas présent mais que j’ai lu avec intérêt sur le site internet de la loge, dans laquelle il est fait référence au lien entre organisation du temps du travail, charge de travail et stress. Il y est rappelé que le stress vient en partie du fait qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on nous demande de faire donc du rapport au temps, du rapport de l’individu à son organisation du travail et à celle qu’on lui impose, de la question de l’opposition ou de la conciliation entre le temps de la personne et le temps de l’organisation, le temps de l’entreprise.
– la 2ème raison vient de la formation en management des ressources humaines que je suis actuellement qui n’en finit pas de me questionner. L’enseignement y est passionnant et humaniste, en faisant la corrélation constante entre management des ressources humaines et lien social, comme inhérents et indispensables au fonctionnement de l’entreprise. L’hypothèse ou plutôt le parti pris des différents séminaires de cette formation est d’affirmer qu’une entreprise fonctionne mieux quand les salariés y trouvent bien-être, équilibre entre vie privée et vie professionnelle, réalisation de soi, épanouissement… La réalité que connaissent certains d’entre nous ou certains de nos proches est pourtant bien différente. Le bien-être ou l’épanouissement sont pour le moins mis à rude épreuve, puisque il est rappelé dans la planche sur le burn-out que 10% des salariés seraient concernés par ce que certains appellent le « mal du siècle ». Du coup, pourquoi ce gap si important entre le discours de ces professeurs dont par ailleurs beaucoup ont travaillé en entreprise ou y travaillent encore en faisant du conseil, et la réalité d’une partie du monde du travail ? En fait, tout dépend de la définition et de l’évaluation de la performance, de la création de valeurs en vigueur dans l’entreprise, si la création de valeurs n’est réalisée qu’en direction des actionnaires ou si les autres parties prenantes comme les salariés sont concernées. Il y aurait beaucoup à dire et à écrire sur le sujet.
J’ai choisi de me focaliser sur l’organisation du temps de travail et de me demander si elle pouvait être un axe de progrès social pour les salariés ou restait seulement un outil au service de la productivité.
Nous évoquerons d’abord les différentes conceptions du temps de travail à travers l’histoire avant d’étudier les formes d’organisation du temps de travail actuels et d’en dégager des tendances pour l’avenir.
Je précise que je me suis servi pour la réalisation de cette planche de la lecture de plusieurs articles et d’un livre (que j’ai lu partiellement car c’est une somme) L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées sous la direction de Jean-François CHANLAT. (article de Giovanni GASPARINI « Temps et travail en Occident » p199, article de John HASSARD « Pour un paradigme ethnographique du temps de travail » p215 et dans une moindre mesure article d’Emmanuel KAMDEM « Temps et travail en Afrique » p231)
D’abord les différentes conceptions du temps de travail à travers l’histoire
A l’époque préindustrielle, le temps de travail est lié à la nature, sa conception est cyclique, discontinue et qualitative : c’est l’alternance du jour ou on travaille et de la nuit ou l’on se repose ; des saisons qui caractérisent l’activité productive de l’agriculture et en général les temps sociaux des hommes de cette époque.
Le temps du travail et celui de la vie y entretiennent un lien étroit : la distance matérielle est réduite entre l’espace de travail et l’espace privé ; il y a une faible différenciation des temps du travail et de ceux de la vie familiale, du temps des activités et de ceux de la fête. Artisans et paysans travaillent avec leurs propres outils, à leur propre rythme.
Avec la Révolution industrielle, le temps devient mécanique, sa conception est linéaire, continue et quantitative. C’est la naissance de l’adage « le temps c’est de l’argent ». Le temps détermine en effet le salaire de l’ouvrier, il devient une chose mesurée avec précision et basée sur la synchronisation des hommes et des machines. Il y a une unité de temps entre tous les travailleurs (on commence, on fait une pause et on finit tous à la même heure). Le cadre temporel est contraignant, rigide et collectif.
Les caractéristiques du temps de travail sont donc alors:
- qu’il est long (le capitaliste –voir Marx- faisait une plus-value lorsqu’il faisait travailler sa main d’œuvre plus que cela n’était nécessaire; du coup naissance de la lutte syndicale pour le réduire);
- qu’il influence les autres temps sociaux notamment ceux de la famille et de la communauté locale dans son ensemble;
- qu’il est uniforme et rigide;
- qu’il est quantitatif donc mesuré avec précision.
A la fin du 19ème siècle, l’ingénieur américain Taylor avec le « scientific management » développe l’idée selon laquelle l’entreprise peut accroitre ses résultats par l’activité de management et en fonction des systèmes d’organisation adoptés, notamment l’organisation du temps de travail. Dans ce cadre, il fait la distinction entre le « temps externe » (les horaires de travail) et le « temps interne » (les caractères et l’intensité du temps de travail à l’intérieur d’une durée déterminée). Une augmentation du « temps externe » peut être contre-productive et mieux vaut parfois innover sur le « temps interne ».
C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui: le « temps externe », les horaires de travail ont tendance à se réduire (en tout cas officiellement ce sont les 35h) mais les entreprises demandent de la flexibilité quant à la distribution du temps de travail parce que c’est surtout cette flexibilité qui définit la productivité.
Aujourd’hui, c’est notre deuxième partie, le cadre temporel du travail en entreprise est au centre de pressions et d’influences multiples provenant de différents facteurs et de l’interaction de différents acteurs sociaux (salariés, entreprises, clients, actionnaires…)
Ces différents facteurs sont :
- des facteurs technologiques: les innovations technologiques facilitent la mise en place d’horaires atypiques et en même temps la flexibilité des nouvelles technologies (informatique, robotique) permettent de dissocier et de désynchroniser les temps respectifs de chaque travailleur dans le processus de fabrication par opposition à la chaîne de montage qui impose des contraintes spatio-temporelles rigides.
- des facteurs économiques: c’est la mondialisation et les nouveaux défis d’adaptation pour les entreprises, qui y sont liés, avec la flexibilité notamment du temps de travail et le recours d’employeurs à la sous-traitance et à l’externalisation avec un nombre croissant d’individus travaillant à titre d’entrepreneurs indépendants plutôt que de travailleurs à temps plein.
- ainsi des facteurs culturels avec l’attitude de sujets par rapport au travail et la volonté des individus de choisir entre temps de travail et temps libre, certains choisissant davantage de temps libre et un salaire moindre. C’est le développement des formes atypiques d’horaires demandées par les individus : la semaine de travail comprimée; l’horaire de travail variable; le partage de poste; le télétravail et le bureau virtuel; le travail à temps partiel. La liste n’est pas exhaustive.
- des facteurs à caractère politique et institutionnel: de nombreux pays incitent au développement de nouvelles formes d’emploi ou de travail, atypiques, pour lutter contre le chômage.
Pour synthétiser, toute la difficulté de l’organisation du temps de travail réside donc, dans le cadre du meilleur usage possible du cadre légal, à tenir compte des impératifs économiques, des attentes de la clientèle et des aspirations des salariés.
A ce propos, selon une enquête Insee de 2000, cité dans un article de Dominique MEDA de 2013, le temps de travail moyen d’un actif occupé aurait baissé de 14 minutes par jour entre 1986 et 1999, les femmes consacreraient moins de temps aux taches strictement ménagères et le temps contraint ayant diminué de près d’une demi-heure par jour entre 86 et 99, c’est le temps de loisirs qui aurait été le grand bénéficiaire de ces évolutions : il augmente en 13 ans de près d’une demi-heure par jour en moyenne pour l’ensemble de la population. Et pourtant le sentiment de manque de temps semble de plus en plus fort, c’est ce qui ressort d’une enquête de l’observatoire Thalys/Ipsos de 2013. Le sentiment de manque de temps plus fort en France que dans les autres pays européens alors que paradoxalement là ou durée légale de travail est une des plus faible. En fait, l’enquête Insee de 2000 révèle que si le temps de travail moyen d’un actif occupé a effectivement baissé depuis 13 ans, le temps de travail des salariés à temps complet, a lui augmenté de 8 minutes par jour de 86 à 99, celui des cadres d’une demi-heure et celui des employés/ouvriers d’environ 10 minutes. Et au final, les personnes déclarant souffrir de manque de temps et faisant état d’un besoin de surcroît de temps libre, non professionnel, ne le font pas au nom des loisirs mais au contraire pour consacrer plus de temps à leur famille. Et les aspirations sont très fortes d’une meilleure articulation du temps professionnel, du temps parental, du temps domestique, de temps de repos, du temps de loisirs. Demande de plus en plus forte des personnes aussi du fait des changements sociologiques (familles monoparentales ou recomposées, travailleurs âgés, étudiants à temps partiel qui concilient études et travail etc.)
Quelques chiffres encore : une étude réalisée par TNS Sofres pour l’ANACT (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail) en mai 2014, indique que 49% des parents qui travaillent, s’inquiètent de ne pas passer assez de temps avec leur compagnon et 55% estiment qu’ils ne peuvent pas s’occuper de leurs enfants comme ils le souhaitent. Une enquête de de l’Observatoire de la Parentalité en Entreprise (OPE) réalisée auprès de parents d’enfants de moins de 5 ans enfonce le clou : 82% d’entre eux disent manquer de temps au quotidien (article Famili, octobre-novembre 2014).
Tout ceci nous amène à déceler et c’est notre troisième partie, une tendance à l’individualisation du temps de travail comme une volonté des salariés et qui se déclinent concrètement dans un certain nombre d’entreprises.
Quelques exemples :
- En France des entreprises pour les salariés parents comme Areva propose aux parents d’être en congés en même temps que les enfants. Les salariés qui optent pour un temps partiel annualisé (9/10e de temps) s’arrêtent une semaine complète à chaque période de vacances scolaires (en plus des congés payés et des RTT).
- Renault, depuis l’accord télétravail de 2007, propose à tous ses salariés (cadres, employés, sans restriction de métiers) de travailler une partie du temps à leur domicile. Leur seule obligation : venir au bureau au moins un jour par semaine pour maintenir le lien.
- A l’étranger, des entreprises comme Bosch par exemple font de l’organisation du temps de travail un moyen d’attirer les talents, au même titre que serait une rémunération attractive, avec des week-ends à rallonges, de 3 jours pour les managers. C’est intéressant parce que cela s’inscrit dans une tendance forte repérée dans un rapport de 2012 de l’ORSE (Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises) de la volonté d’en finir avec le poids des normes dites masculines sur la vie professionnelle et personnelle comme l’idée de « je suis performant parce que je travaille 12 heures par jour et que j’ai un gros salaire », et donc de l’émergence chez les salariés masculins, d’une aspiration à un meilleur équilibre vie professionnelle/vie familiale.
Alors, on peut penser qu’une entreprise à la culture organisationnelle « constructive », qui permet à ses collaborateurs de se réaliser personnellement, est plus efficace. En effet, le gestionnaire efficace est celui dont l’unité de travail, le groupe ou l’équipe atteint à répétition ses objectifs sans que fléchissent l’engagement et l’enthousiasme de ses membres. Donc deux facettes de la tâche du gestionnaire: l’efficacité fonctionnelle et la satisfaction professionnelle, c’est-à-dire le sentiment favorable qu’inspirent aux individus leur emploi et leur milieu de travail. L’organisation et l’aménagement du temps de travail permettent dans ce cadre d’influer positivement sur la satisfaction des travailleurs en leur permettant de concilier les exigences de leur emploi et celles de leur vie familiale et personnelle.
Le travail est donc un support, un moyen de la réalisation de soi mais pas nécessairement la finalité. L’organisation du temps de travail peut faciliter cette réalisation de soi.
On peut quand même se poser la question suivante : est-ce toujours un vrai choix des salariés? Car l’intérêt de l’entreprise n’est pas exclu dans cette histoire sur les formes atypiques d’organisation du temps de travail. Cela apporte davantage de flexibilité. Il est intéressant de noter que la tendance à l’individualisation de l’organisation du temps de travail sert le collectif, sert l’entreprise. Et intéressant aussi de noter les effets pervers pour les individus de certaines formes de travail atypiques qui loin de faciliter la conciliation travail/vie perso, la rendent plus complexe. Par exemple, dans le cadre du télétravail où le lieu de vie perso devient aussi le bureau avec tous les risques que cela entraine d’un parasitage de la vie perso par le boulot. C’est aussi tous les débats autour du droit à la déconnexion.
D’autre part, si la tendance à l’individualisation de l’organisation du temps de travail peut permettre de lutter contre certains des facteurs de stress en donnant notamment plus d’autonomie aux personnes pour s’organiser, n’y a t-il pas aussi le risque de voir se renforcer l’individualisme, la solitude, l’isolement, la baisse du sentiment d’appartenance si les individus ne se rencontrent plus, s’il n’y a plus d’espace commun de travail, s’il n’y a plus ces moments de partage autour de la machine à café ou à la cafétéria? On a tous en tête des exemples de collègues ou collaborateurs à temps partiel par exemple, qui sont en décalage voir en rupture avec ce qui se passe dans l’entreprise (valeurs, culture, évolution, projet, vie collective) parce qu’ils n’ont pas accès à certaines informations, parce qu’ils sont moins physiquement présents tout simplement.
Pour Norbert ALTER dans son livre Donner et prendre, le bon fonctionnement de l’entreprise repose sur la coopération et la coopération repose sur la création de liens sociaux. Difficile de créer du lien sans se rencontrer physiquement. Il y a donc un risque pour l’entreprise si l’organisation du temps de travail ne permet pas la création de lien entre les personnes (exemple de personnes qui se croiseraient avec des horaires de travail individualisés, mais au final sans jamais se rencontrer…)
CONCLUSION
Pour résumer, le modèle avant consistait à travailler le plus longtemps possible dans la journée avec le moins de repos possible pour augmenter le rendement et du coup par opposition, la lutte syndicale s’est construite pour réduire le temps de travail autour du paradigme suivant: travailler moins = progrès social.
Aujourd’hui la tendance est à l’individualisation de l’organisation du temps de travail: pas forcément travailler plus, pas forcément travailler moins, mais plutôt travailler mieux en fonction de la situation de l’individu à un moment donné, en fonction aussi des aspirations de cet individu. Les intérêts de l’entreprise et de l’individu sont-ils éloignés, contradictoires ou peuvent-ils se rejoindre? Y a t-il opposition ou conciliation entre le temps de l’acteur et le temps de l’organisation? Y a t-il un nouveau modèle à inventer? Utopie ou pas? Est-ce réservé à un certain type d’entreprises et à une certaine classe de salariés? Qu’en pensent, que font, que proposent les managers, les DRH?
Un axe de réponse peut être que le souci de l’institution qui se caractérise chez tout individu par la loyauté, l’attachement, l’appartenance, le travail bien fait ne peut se développer que si l’institution a elle-même le souci des personnes. Et le souci des personnes dans une entreprise c’est, par exemple : assurer de bonnes conditions de travail; écouter; dialoguer; partager le fruit du travail et les responsabilités.
Le souci de la collectivité pour l’entreprise, viendrait de la relation que l’entreprise va établir avec son environnement qui déterminera dans une large mesure celle que le milieu entretiendra avec elle. Par exemple, certaines entreprises dégagent du temps à leur salarié pour s’investir sur leur temps de travail, à différentes actions citoyennes (voir l’entreprise de cosmétiques Melvita par exemple et d’autres…). Le souci de la collectivité qui s’oppose par ce biais au corporatisme et à la déresponsabilisation.
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