Le phénomène de la gratuité dans l’économie n’est pas nouveau, et nos arrières grands parents connaissaient déjà le principe de l’échantillon gratuit destiné à faire découvrir un produit, ou encore les promotions du type « deux produits achetés, un offert ».
Ce type gratuité est très facile à comprendre, puisqu’il ne s’agit en fait que d’une présentation différente d’une ristourne, d’une baisse de prix, ou encore d’un moyen destiné à créer une habitude d’achat. Ce n’est qu’une simple astuce marketing dont le mécanisme est très simple : le coût de ces opérations est directement répercuté sur le prix de vente des produits.
Depuis le début des années 2000 nous assistons à la création de nouveaux modèles de gratuité bien plus complexes, et qui deviennent tellement répandus qu’ils parviennent directement ou indirectement à modifier notre quotidien.
Le terme de gratuit, dans le sens qui nous intéresse ici peut être définit comme « ce qui est fait, ce qui est donné, ce dont on peut profiter sans contrepartie pécuniaire ».
J’écarterai volontairement de cette planche plusieurs types de système de gratuité : Le troc, ou l’échange : non pas que ces deux aspects soient inintéressants, je pense par exemple aux SEL (Système d’Echange Locaux), mais parce qu’ils ne sont pas suffisamment développés pour influencer notre système économique, et mériteraient à eux seuls une planche.
Ecartons également le piratage qui pourrait être également considéré comme une forme de gratuité mais qui n’est qu’une forme de vol et de négation de la propriété intellectuelle ou artistique. Le fait qu’il soit condamnable ou pas n’est pas le sujet de cette planche.
Autant évacuer également tout de suite la pensée qui, j’en suis persuadé doit vous venir à l’esprit : « Le gratuit ça n’existe pas et il faudra tôt ou tard que je paye ». Effectivement, dans les systèmes de gratuité actuels, le produit ou le service en question est bien financé par quelqu’un, mais ce n’est plus obligatoirement celui qui bénéficie du produit ou du service gratuit qui paye. Par exemple lorsque vous lisez un quotidien gratuit, lorsque vous écoutez la radio, lorsque vous hébergez et partagez vos photos sur un site internet, vous bénéficiez bien qu’une gratuité totale, sans contrepartie, et si ces services sont financées par de la publicité, rien ne vous oblige à lire ou à écouter les publicités qui les financent.
Le fait qu’un produit ou un service soit gratuit ne signifie pas pour autant que sa production n’engendre aucun coût, mais plus exactement que ce coût n’est pas directement répercuté à l’utilisateur lors de l’achat ou de l’utilisation ; ou même dans certains cas que ce coût est tellement minime qu’il serait plus couteux de le facturer que de l’offrir.
Le terme de « gratuit » englobe en fait différentes formes de gratuité :
Celle de la gratuité réelle tout d’abord, sans aucune contrepartie, qui se rapproche de l’altruisme. Ce sont par exemple les articles de Wikipedia qui sont rédigés pour l’essentiel par des passionnés motivés par le désir de partager leur connaissance dans un domaine précis, ou encore l’exemple des logiciels libres dont le principe même est d’être diffusé totalement gratuitement, ou encore de l’assistance que vous pouvez obtenir à l’intérieur de certaines communautés d’utilisateurs, ou d’associations de bénévoles. Il s’agit d’un don, d’un partage de connaissance, de compétence.
Une seconde forme de gratuité est celle qui vous amènera à payer pour autre chose : Ainsi par exemple le téléphone portable qui peut être proposé quasiment gratuitement mais qui vous amènera ensuite à payer au prix fort les communications, ou encore dans un domaine moins « High Tech » le rasoir offert mais qui n’est bien sur compatible qu’avec les lames de la marque.
Troisième forme de gratuit : celle dans laquelle le coût de l’objet ou du service est supporté par un intermédiaire qui espère ainsi vendre d’autres produits. C’est par exemple le cas de la radio, des chaines privées de télévision, ou encore de la presse gratuite : Elle ne coûte rien à l’utilisateur, mais est financée par des régies publicitaires qui elles même vendent de l’espace à des annonceurs.
Autre forme de système de gratuité : celui qui propose deux versions : une réellement gratuite et une autre plus évoluée ou plus professionnelle qui par contre sera payante. Cette pratique permet d’accroître très rapidement la notoriété d’un produit et de le rendre difficilement contournable. Ce modèle est souvent utilisé par certains sites internet ou par des éditeurs de logiciels.
En fait, un réel système de gratuité ne peut exister que dans deux cas : dans les secteurs dans lesquels les coûts de productions sont en baisse constante, et tendent vers le zéro, c’est notamment le cas dans certains secteurs informatiques ou dans les secteurs qui générèrent des marges tellement considérables qu’elles permettent de financer très largement le produit offert.
Bien entendu les entreprises ne s’orientent pas vers le gratuit par altruisme, mais parce qu’il s’agit d’un moyen très rapide et très efficace pour conquérir un marché. L’exemple le plus connu est bien sur Google qui à partir d’un moteur de recherche totalement gratuit a créé ensuite de multiples services ou outils qui eux seront vendus de façon traditionnelle et qui lui permettent désormais d’être un acteur incontournable du secteur informatique.
« Gratuit » ne signifie pas de moins bonne qualité : Lorsqu’une entreprise décide d’utiliser ce modèle de développement, les produits ou services offerts doivent au contraire être irréprochables : En effet les utilisateurs de produits ou services gratuits sont par nature moins engagés et largement plus volatiles, d’autant plus que les consommateurs ont été depuis très longtemps conditionnés par l’idée qu’un produit de bonne qualité était obligatoirement couteux. La moindre imperfection ou difficulté d’utilisation d’un produit ou d’un service gratuit détournera très rapidement les éventuels clients non seulement du produit offert mais très probablement des autres produits de la marque.
Il ne faut donc surtout pas associer « Gratuit » et absence de profit : celui-ci est simplement réalisé d’une façon induite différente des modèles plus classiques que nous connaissons habituellement. Reprenons l’exemple de Google : Cette société a proposé gratuitement aux Etats Unis un service de renseignement vocal automatisé. L’objectif affiché était d’offrir gratuitement un nouveau service innovant. Le but réel était en fait de constituer au meilleur coût une gigantesque base de voix différentes qui seront ensuite analysées. Les résultats de ces recherches seront ensuite intégrés à un système de reconnaissance vocale très performant qui lui pourra être vendu, avec au final un investissement minimal alors qu’échantillonner autant de voix différentes dans un système économique classique aurait eu un coût considérable. En s’appuyant sur le système du « gratuit, Google parvient ainsi développer et à vendre de nombreux produits et services, son système de recherche, ou de la publicité en ligne, et d’engranger des bénéfices.
Le Gratuit dans le domaine économique actuel n’a rien à voir avec de l’altruisme, mais est considéré comme une nouvelle méthode pour générer des profits.
Cependant les conséquences de ce nouveau modèle économique sont loin d’être anodines :
Au niveau des salariés par exemple : Alors que ceux-ci ont toujours été habitués à travailler pour produire un objet ou un service associé à une valeur marchande immédiatement perceptible, certains peuvent se retrouver du jour au lendemain à effectuer les mêmes taches pour un produit ou un service qui est offert, et qui a leurs yeux ne vaut plus rien et a perdu toute sa valeur. Très rapidement ce système peut être assimilé à une dévalorisation de leur travail… Plus grave encore, nous l’avons vu, le gratuit n’est pas une source directe de profit, mais en génère de façon induite : La tentation de réduire au maximum les coûts de production de la partie gratuite sera donc encore plus accentuée qu’elle ne l’est pour un produit classique en favorisant ainsi les délocalisations et le dumping social.
Autre exemple très négatif et pervers du système de gratuité : le cas de la presse quotidienne : Là ou quasiment tous les groupes de presse payante perdent de l’argent, les journaux gratuits tirent mieux leur épingle du jeu. Plutôt que de réagir en accentuant ce qui devrait être les spécificités des journaux payants, c’est-à-dire l’analyse, l’indépendance, l’investigation, la plus part d’entre eux en viennent à placer ces valeurs au second plan pour tenter de racoler le plus large possible, à un moindre coût, afin d’engranger de plus en plus de publicité et perdent ainsi une bonne partie de leur indépendance éditoriale et de leur spécificité. L’objectif premier n’est plus d’intéresser, d’instruire le lecteur, mais avant tout d’attirer les budgets publicitaires. Progressivement, nous assistons dans ce secteur à un nivellement par le bas. Tout naturellement, progressivement, le lecteur ne perçoit plus l’intérêt de payer pour obtenir une information somme toute peu différente de celle qu’il pourra se procurer gratuitement. Et ainsi se créé non pas un cercle vertueux mais plutôt un cercle de la médiocrité.
Nous l’avons vu, le gratuit peut à terme générer des profits considérables, mais ce système n’est en fait facilement appréhendable que par deux types de société, d’un côté les plus grandes entreprises qui ont les moyens de verrouiller un marché, et de l’autre les « startups » qui sont valorisées uniquement sur un chiffre d’affaire supposé, ou sur la valeur supposée de leur fichier client, c’est à dire en fait selon des critères qui n’ont plus qu’un lien très lointain avec la réalité. C’est ainsi que l’on a pu voir certaines sociétés informatiques évaluées à plusieurs millions de dollars alors qu’elles n’avaient jamais encore généré un seul dollar de bénéfice, et la création de bulles qui finiront tôt ou tard par exploser.
Autre exemple de dérive par rapport à la gratuité : Cette compagnie aérienne « low cost » déjà célèbre pour ses pratiques du dumping social, et de fraude fiscale qui avait pour projet de ne plus faire payer ses passager, d’offrir gratuitement les billets, en faisant financer cette opération par les collectivités locales desservies, sous prétexte que l’activité économique générée est bénéfique pour les régions dans lesquelles la société est implantée… On croit rêver…
Faut-il donc vénérer le système de gratuité comme le fait Chris Anderson dans son ouvrage « Free » en allant jusqu’à prétendre que « Le gratuit est l’avenir de notre économie » ou au contraire le rejeter afin de se prémunir de ses inconvénients et de ses dérives ?
Il est déjà trop tard pour répondre à cette question puisque le «gratuit» est déjà totalement intégré dans notre système économique. De plus la valeur marchande d’un produit ou d’un service ne vaut généralement que par celle que l’on veut bien lui accorder. Nous l’avons vu, il existe de nombreuses possibilités de ne pas faire payer tout ou partie d’un produit ou d’un service. Alors plutôt que de rejeter ce système, peut-être serait-il possible de l’utiliser en accord avec nos valeurs et notamment avec l’objectif de replacer l’Homme au centre de notre activité.
Il suffirait par exemple de définir un seuil minimal, de gratuité dans différents secteurs préalablement définis comme répondant à l’intérêt collectif, auquel chaque citoyen aurait librement accès et qui serait être financé toute ou partie en utilisant les principes des modèles de gratuité décrit précédemment.
Plus concrètement : le secteur de l’eau par exemple : Pourquoi ne serait-il pas possible de déterminer un niveau de consommation par personne destiné à satisfaire les besoins vitaux (boire, se laver…) qui serait totalement gratuit, quitte à surfacturer ensuite les consommations supplémentaires pour financer ce seuil initial. La même méthode pourrait être appliquée aux énergies comme l’électricité ou le gaz. L’impact d’une telle mesure serait à la fois social et écologique. Social et juste car il est inadmissible que dans une société dite évoluée, un accès a une ressource vitale ne soit pas garanti, écologique car une telle mesure aurait l’avantage de rendre plus couteux tout gaspillage d’une ressource qui n’est pas inépuisable.
De nombreux autres secteurs pourraient être traités de la sorte, avec les mêmes avantages Ainsi par exemple les transports et plus précisément le trajet domicile-travail : Actuellement, seuls environ 30% des revenus de la RATP et de la SNCF en Ile-de-France proviennent directement de la vente des titres de transport. Un peu d’imagination permettrait probablement de financer ces 30 % et d’instituer la gratuité totale des trajets domicile-travail. Il serait par exemple possible de réaffecter les recettes publicitaires des annonceurs dans les gares, ou les emprises des sociétés de transport sur le prix des billets, plutôt que de confier ce secteur a des sociétés privées comme cela a été fait il y a plusieurs années ? Pourquoi ne serait-il pas possible également de surfacturer les voyages d’agréments au bénéfice des trajets domiciles travails ? Ne serait-il pas possible également d’inciter fortement les entreprises à s’implanter la ou les infrastructures des transports existent déjà ou sont moins couteuses à développer ?
Un système de gratuité dans différents domaine n’a rien d’utopiste, et par exemple La Ville de Paris commence déjà à l’utiliser : Elle propose en effet dans certains immeuble un accès Internet de base, à la télévision, et le téléphone en réception d’appel par internet, en remplacement de l’ancienne redevance à l’accès antenne TV. Même si cette démarche est encore très timide, elle prouve bien que ce principe est applicable dès maintenant.
La sacro-sainte et soit disant libre concurrence vénérée par certain ne serait même pas remise en cause par ce système puisque tous les fournisseurs seraient soumis aux mêmes règles et aux mêmes paliers de gratuité.
C’est volontairement que je n’ai pas évoqué les secteurs de l’Enseignement ou la Santé pour ne pas tomber dans le piège de la tendance actuelle qui met tout en œuvre pour nous persuader que ces deux secteurs sont des secteurs économiques comme les autres et devraient être soumis à des règles de concurrence et de rentabilité, alors qu’il s’agit de droits inaliénables de chaque citoyen. A ce titre, ils doivent être financés par l’ensemble de la collectivité, sans laisser la moindre place à la notion de profit.
La gratuité pourrait donc être un des moyens permettant de remettre l’Homme et l’intérêt collectif au cœur de notre système économique et est compatible avec tous les systèmes économiques. Encore faut-il en avoir la volonté…
déborah
Super article, très intéressent